« Que vous êtes chanceuses ! »
Shae regardait les fleurs du jardin, envieuse, se faire cajoler par les rayons du soleil. Ses petites garces se balançaient délicatement au gré du vent tout en ouvrant grand leurs pétales pour montrer leur plus belle robe de printemps.
Il avait beau avoir plu ces derniers jours, elles étaient d’une beauté déconcertante et la manière dont elles s’agitaient devant les yeux de la jeune fille, démontrait qu’elles le savaient.
« Amène-moi avec toi, souffla Shae tout en levant les yeux pour suivre l’ascension d’une abeille qui, satisfaite de son butin, s’envolait vers sa ruche probablement très loin de ces terres. »
Assise sur le rebord de la fenêtre, le pied se balançant dans le vide, elle admirait la nature s’épanouir au fil des heures qui s’écoulaient.
Cela lui donnait la sensation factice d’être toujours libre.
Shae ferma les yeux pour savourer l’instant.
Cela faisait maintenant deux semaines qu’elle était devenue une des résidentes permanentes de la demeure Moriarty, ou du moins d’une de leurs chambres.
Les prisonniers en cellule ont un droit de promenade, mais elle se refusait ce privilège, bien trop apeurée de ce qu’elle pourrait tenter pour récupérer sa liberté et encore plus de ce qu’ils lui feraient si cela s’avérait vain.
Aussi cette jambe dénudée qui se balançait dans le vide était son unique lien avec la liberté.
Clic. La porte s’ouvrit dans un léger grincement.
Il était donc déjà si tard ?
Il est vrai qu’elle n’avait pas fait attention aux rayons du soleil déjà au zénith, bien trop occupée à les laisser caresser la peau de sa cuisse dénudée. Il était midi et comme tous les midis, ils montraient le bout de leur museau afin de s’assurer qu’elle se nourrisse correctement.
Shae n’avait pas jugé très utile de se vêtir de manière correcte après tout, elle ne voyait rien d’autre que les quatre murs de cette chambre. Aussi, avait-elle enfilé une petite robe noire qui lui arrivait aux genoux puis avait mis son peignoir d’un bordeaux sombre qu’elle n’avait pas jugé nécessaire d’attacher.
La jeune fille avait rassemblé à la va-vite ses cheveux en arrière en un chignon, afin de laisser ainsi la chaleur venir laper sa nuque.
Shae ne bougea pas de sa position actuelle, fixant toujours l’extérieur.
Elle put entendre le plateau être délicatement déposé sur l’unique table de la pièce puis sa voix résonner dans le silence :
« Bonjour, Mlle Shae, je vous apporte votre déjeuner. »
Pas de réponse malgré le sursaut que Shae eut en l’entendant parler.
Elle pensait qu’il s’agissait de Louis Moriarty.
En deux semaines, elle avait fini par apprendre leur nom, cela lui évitait de les appeler par des noms farfelus, bien que les noms d’oiseau étaient, selon elle, ceux qui leur siéent le plus.
D’ordinaire, c’était lui qui lui apportait son plateau, le balançant presque sur la table avant de claquer la porte dans un marmonnement agacé.
Il ne l’appréciait pas et cela tombait bien, elle non plus. Le fait qu’il soit bon cuisiner compensait avec son tempérament de cochon.
Cependant, cette voix douce qui vint chatouiller ses tympans à cet instant précis et réveiller sa curiosité n’était pas celle de Grincheux, mais bien celle de son frère : William Moriarty.
William la regardait silencieusement.
Cela faisait une semaine qu’il n’avait pu se rendre au manoir familial, obligé de rester au pensionnat afin de boucler la masse de travail accumulé par ses prédécesseurs.
N’allez point vous méprendre, il ne s’en plaignait pas, devenir un des plus jeunes professeurs de son ère était, pour la populace, un honneur qui lui avait été accordé. Personne ne se doutait qu’il s’agissait d’un choix parfaitement calculé de sa part.
Après tout, qui se méfierait du jeune professeur bourreau de travail ?
Il s’était ainsi attelé à se forger l’image du professeur idéal tout en menant ses classes d’une main de fer : doux mais sévère, flexible mais travailleur et surtout complètement surbooké.
Cette mascarade lui avait valu de rester loin au grand drame de son petit frère, Louis.
Non seulement l’absence de son frère lui pesait, mais en plus, lui qui ne voulait pas de ce chiot abandonné dans leurs murs, voilà que la tâche de s’en occuper lui revenait de droit.
Le fait qu’elle ne sortait pas de sa chambre lui facilitait la tâche, il n’avait qu’à la nourrir aux heures fixes et s’assurer qu’aucun objet tranchant ne traîne dans son périmètre.
Quant à William, à vrai dire, il se fichait royalement de son sort.
Une fois l’euphorie de sa trouvaille passée, il considérait avoir fait sa part en l’empêchant de finir une balle entre les deux yeux. La jeune fille était devenue un détail parmi les diverses informations que contenaient les comptes rendus de son petit frère. Le simple fait de savoir qu’elle n’avait été ni égorgée ni empoisonnée par ses soins lui suffisait.
Du moins, c’est ce qu’il pensait.
Maintenant qu’il l’avait devant lui muette et bouillonnante de colère. Maintenant qu’il croisait le regard accusateur de la jeune fille, cela le fit brutalement douter de son intérêt à son sujet. Pourquoi avait-elle cette capacité à lui embrumer l’esprit, lui pourtant si clairvoyant d’ordinaire.
« Bonjour William Moriarty. »
William resta impassible, ne montrant pas sa surprise d’entendre sa voix fluette.
Elle lui faisait désormais entièrement face ce qui lui permit de la décortiquer silencieusement.
Celle qu’il aurait pu appeler jeune fille par son tempérament infantile avait pourtant le corps d’une femme en pleine éclosion.
Outre la longueur de sa robe qui ferait jaser plus d’un noble, le peignoir qui devait servir à dissimuler son simple apparat était clairement inutile. Sa manche droite tombait sur le côté, dévoilant sa peau laiteuse ainsi qu’une partie de sa poitrine voluptueuse que l’on devinait sans trop de difficulté. Elle avait remonté une de ses jambes sous son menton, ce qui laissait à William une vue non négligeable sur la culotte en dentelle de la jeune femme.
Il était évident qu’elle ne s’était même pas rendu compte de son accoutrement, ce qui fit qu’il finit par en déduire que ce n’était pas tant elle, mais plutôt sa naïveté flagrante qui le déstabilisait.
Dans quel monde croit-elle vivre pour se tenir devant un homme dans cette tenue et sans aucune pudeur ?
William finit par détourner les yeux tout en prenant le chemin de la sortie en commençant à dire:
« Mangez avant que c…
– Quel est mon crime, vous qui vous improvisez juge de tout homme, quel est mon crime ? »
William gardait la main en suspens au-dessus de la poignée de la porte.
Le jeune homme se tourna à nouveau pour plonger ses yeux dans les siens océan. Il se rapprocha de la table, venant s’asseoir sur un des canapés avant de croiser ses mains et dire avec un sourire :
« Je vais vous raconter une histoire et vous comprendrez pourquoi vous ne pouvez quitter ces lieux.
– Une histoire ? demanda Shae, intriguée.
– Oui, dit William, la mienne. »
Shae acquiesça simplement de la tête avant de venir s’asseoir dans le fauteuil face à lui, prenant ensuite la petite fourchette en argent et la plantant dans une saucisse avant de la porter à ses lèvres.
Will, comprenant qu’il avait ainsi toute son attention, commença à parler :
« Bien… Retournons vingt ans en arrière, voulez-vous.
Contrairement à ce que vous pouvez imaginer : je ne suis pas un noble de naissance. J’ai été adopté, tout comme mon frère d’ailleurs par le père d’Albert.
– Adoptés, vous dites ? demanda Shae en inclinant la tête.
– Oui, Louis et moi sommes orphelins.
J’aimerais pouvoir dire que nous avons grandi dans une famille aimante qui s’est vu déchirée par le destin, mais je vous mentirais. À dire vrai, notre père biologique nous est parfaitement inconnu ; quant à notre mère, je ne me rappelle pas réellement les traits de son visage.
Cependant, je me souviens avoir entendu sa voix susurrer un « Je reviendrais » avant qu’elle ne vienne déposer un baiser sur nos fronts et partir dans les rues de White Chapel. Elle n’est jamais revenue.
– Vous n’avez jamais cherché à la retrouver ? Peut-être qu’un malheur s’est abattu sur elle ? dit la jeune fille comme soudainement happée par le récit de Will.
– Ou peut-être, dit Will tout en se versant un verre d’eau, était-elle simplement une prostituée qui ne voulait pas s’encombrer de deux bouches supplémentaires à nourrir entre deux clients ivres. »
Will fit une courte pause en portant son verre à ses lèvres tout en fixant Shae qui comprit immédiatement que ce qu’il venait de dire était l’unique vérité.
Sans intervention supplémentaire de la jeune fille, il poursuivit :
« Pendant longtemps, Louis et moi avons vécu dans une bibliothèque laissée à l’abandon dans le quartier de White Chapel, nous nourrissant des rares denrées que nous pouvions gagner en contrepartie de services que nous rendions aux adultes. Il faut dire que ce n’est pas tous les jours qu’un jeune garçon vous permet de faire revivre vos récoltes ou encore à gagner des milliers de livres aux jeux de hasard.
Une fois, une femme sentit venir un instinct maternel, et nous offrit le gîte pour la nuit. Elle se montra aimante et douce puis nous fit savoir qu’elle nous amènerait à l’orphelinat le plus proche que nous puissions avoir de meilleures conditions de vie.
Louis étant malade et moi, n’étant pas en mesure de le protéger de lui-même, nous avons accepté de la suivre.
Je vous passerais les détails de notre séjour au sein de cet orphelinat, ils sont d’une banalité et n’ont aucun impact sur la situation actuelle, bien qu’il soit vrai qu’ils ont accentué notre désir de changer l’équilibre social actuel…
– Eh bien, fit une voix derrière lui, c’est donc là que vous vous cachiez ? »
Will sourit à Albert qui venait de pénétrer la chambre à pas de souris.
Rentrant de mission, il s’attendait à trouver ses frères au salon, mais ce fut une maison vide qui lui répondit. Il se dit que venir taquiner leur prisonnière serait un passe-temps attrayant en attendant, mais voilà qu’il trouvait son frère en grand monologue.
Le comte s’installa dans l’ultime fauteuil vide avant de se servir, à son tour, une tasse de thé tout en disant :
« Alors de quoi étiez-vous en train de discuter ?
– William me racontait son adoption au sein de votre famille, comte Moriarty, répondit Shae dont l’euphorie de l’histoire était brutalement redescendue étant donné son retour à la réalité.
– Pas de cela entre nous, appelez-moi Albert, lui dit-il en gardant son sourire amical. »
Shae le fixa sans émotion, ils n’étaient clairement pas assez proches pour qu’elle se permette ce genre d’intimité, d’autant plus qu’il semblait oublier qu’ici elle n’était rien d’un plus qu’un oisillon en cage.
« Veux-tu continuer à lui conter notre rencontre, grand frère ?
– Pourquoi pas. Il est vrai que je suis celui qui fut le plus surpris d’une telle révélation humaine.
Je me souviens m’être préparé ce jour-là afin de rendre visite aux enfants de l’orphelinat de East End comme j’en avais l’habitude à cette époque… »
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NDA :
-tape dans son micro-
Bonjour ! Bonjour
Décidément Shae & William sont des personnages fascinants de part leur opposition
Avez – vous hâte de connaître (ou redécouvrir) l’histoire des frères Moriarty ?
Qu’avez – vous pensez de ce chapitre ?
N’hésitez pas à donner votre avis & votez ça fait toujours plaisir !
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