Une diligence avance au pas puis s’arrête devant la boutique de la modeuse. Le cocher descend de ce perchoir qui lui sert de siège avant de faire une légère révérence pour ensuite ouvrir la porte de son véhicule.
La jeune femme hésite quelques instants mais après un regard à l’intérieur, son visage s’illumine et elle saisit la main que lui tend l’homme pour se hâter de monter à l’intérieur.
Le cri de joie de la jeune femme ainsi que le baiser enflammé qu’elle échangera avec l’occupant de ladite calèche n’aura pas échappé au chauffeur mais que voulez-vous, c’est son travail de conduire cet homme où bon lui semble. Ce ne sera que la troisième ou quatrième de la journée.
Il referme la porte en baissant la tête en signe de soumission puis se dirige vers l’avant du véhicule. Il lève les yeux au ciel avant d’agiter dans l’air les rênes, intimant ses chevaux de partir au pas.
C’est ainsi que la voiture quitte le champ de vision de William, s’éloignant vers un lieu qui semble dédié à la débauche.
Le jeune homme reste immobile, en appui sur sa canne pendant qu’il observe la place du Trafalgar Square qui, comme toujours, ne manque pas d’animation.
Des calèches s’en viennent de-ci de-là pour déposer ou ramener des figures de la Haute.
Certaines personnes s’empressent de rejoindre leur camarade de promenade afin d’échanger sur le dernier ragot de la semaine. D’autres s’en vont entrer au sein d’enseignes dont la réputation n’est plus à faire, pour s’adonner à l’activité préférée des nobles : la dépense d’argent.
Parfois, ils sortent suivis d’un domestique qui, les bras débordants de paquets, se fait réprimander de ne pas marcher assez vite.
D’autres fois, ils serrent la main du propriétaire du magasin qui les remercie chaleureusement de leur achat en promettant de faire porter chez eux la pièce de leur désir une fois que tout sera prêt.
Puis ils s’en vont, satisfaits de la transaction, vers leurs demeures ou vers le dernier restaurant à la mode dont le pain de viande fait savourer tout Londres.
Des vendeurs de journaux de-ci de-là essayent de gagner la pièce qui leur permettra d’avoir, au moins, un petit bout de pain sur la table du dîner.
Ils braillent le nom de leur maison d’édition ainsi que le titre de la gazette en espérant que leur stock sera écoulé avant le coucher du soleil.
Une personne de statut aisé s’arrête et veut bien se prêter au jeu de troc en laissant tomber une pièce dans sa main avant de saisir le journal en prenant soin de ne pas rentrer en contact avec la souillure de l’encre présente sur les vêtements du prolétaire.
Une autre lui adressera plutôt un regard plein de dédain avant de reprendre son chemin vers l’objet de sa décadente convoitise.
Et c’est ainsi toute la journée. Animé, ai-je dit.
Au centre de ce capharnaüm se trouve une « tache », du moins c’est ainsi que le voit la classe sociale qui fréquente ces lieux.
Mal fagoté, des vêtements bien trop larges pour lui et un air assez négligé, un jeune homme reste, quelques instants, adossé à la statue située derrière lui avant de pousser un long soupir.
Il retire sa casquette pour passer une main nerveuse dans sa tignasse auburn. Puis, il la remet avant de remonter les manches de son manteau qui doit probablement lui servir à affronter le froid nocturne.
Après un regard rapide à gauche puis à droite, il sort de son sac un instrument de musique. Un dernier coup d’œil et l’adolescent se met à en jouer de toutes ses forces.
Sa visière vissée sur le crâne, il garde la tête baissée en essayant de s’adonner à ce que certain appellerait de l’art mais que William qualifierait actuellement de massacre auditif.
Qui a donc donné un concertina à cet enfant ?
William le regarde quelques instants, retenant un rire en le voyant lutter à ce point avec l’instrument. L’adolescent semble pourtant y mettre toute sa bonne volonté mais rien n’y fait, c’était horrible pour lui et pour tout Trafalgar Square.
Quand, au bout de dix minutes de supplice, il finit par battre en retraite et se laisser tomber assis sur le sol, Will décide de s’approcher de lui.
Le tintement d’une pièce en argent dans sa vulgaire timbale en cuivre fait lever la tête de notre sans-abri sur son bienfaiteur avec un regard rempli d’une évidente lueur d’espoir.
« J’aurais des questions à te poser, ce ne sera pas long. »
L’enfant a un léger mouvement de recul.
Son sourcil s’arque dans une interrogation, il ne peut s’empêcher de se demander s’il est en danger.
Refuser était clairement la meilleure idée qu’il puisse avoir, bien évidemment en tenant compte des événements récents. Mais aucun indice sur le jeune homme qui lui faisait face ne réussit à lui indiquer qu’il était potentiellement dangereux.
Portant un costume sur mesure, il tenait dans sa main droite une canne pour appuyer son rang social. Ses cheveux blonds étaient parfaitement coiffés sous son haut-de-forme et ses yeux noisette ne semblaient pas porteurs de mauvais présage. Il était très soigné et il ne lui fut pas compliqué de le cataloguer dans la cour des nobles voire des lords.
Mais un lord n’aurait même pas porté un regard sur un jeunot de son espèce alors… qu’est-ce que celui-là lui voulait ?
Sans bouger pour autant, ses yeux se meuvent de gauche à droite à la recherche d’un indice quant à une potentielle solution de repli.
Rien.
Décidément, les gens ont bien choisi leur moment pour être de sortie. Il se rend alors compte que si lui ne peut pas s’enfuir, l’homme qui est face à lui ne peut pas non plus s’en prendre à lui sans craindre d’être vu.
William reste calme et souriant.
Sa main se porte à sa poche avant d’en sortir une autre pièce en argent qu’il agite lentement dans les airs en signe de bonne foi.
L’adolescent déglutit en regardant la pièce quelques instants.
L’appât du gain et le désir d’avoir cette chose qui lui promettait un repas bien garni, fut rapidement plus fort que tout le reste.
C’est ainsi qu’il se retrouve, assis face à cet homme aux yeux écarlates, silencieux.
« Comment t’appelles-tu ?
– Stan, M’sieur.
– Eh bien Stan, choisis ce que tu veux manger. »
Pour accompagner sa phrase, William intima le serveur d’approcher afin qu’il prenne la commande du jeune Stan.
Il ouvrit de grands yeux de surprise face à cette autorisation. Ce n’est pas tous les jours qu’un noble prend le temps de vous inviter à déjeuner, encore moins quand on est dans sa condition sociale.
L’adolescent prend alors la carte des plats et énumère au serveur tout ce qu’il lui fait envie avant de regarder le noble, qui ne semble nullement choqué par la quantité de nourriture commandée ni le prix que cela lui coûtera.
William et lui restent ainsi quelques instants sans parler, le bruit de la taverne comme seul fond sonore. Quand le serveur revient avec les plats, Stan ne peut s’empêcher de sauter sur les pâtés de viande et de les porter à sa bouche.
Malgré le fait qu’ils soient chauds, cela a un goût de bonheur intense.
À peine sa main droite a-t-elle porté le premier pâté à sa bouche, que celle de gauche vient piocher avec sa fourchette un morceau de viande pour le porter à ses lèvres.
William retient un petit rire mais ne comprend que trop bien l’extase que ressent l’adolescent quant à la découverte de ses goûts divins réservés uniquement à l’élite anglaise.
Comme si Stan se remémorait brutalement l’existence de Will, il pose son regard sur son bienfaiteur avant de dire :
« Merci de m’inviter M’sieur. Vous voulez me parler de quoi ?
– Cet instrument n’est pas à toi, n’est-ce pas ? »
Stan sursaute avant de stopper tout mouvement. Son pouls s’accélère d’un coup et son regard se pose sur William. Il savait qu’il s’agissait d’un piège mais voilà, encore une fois, il s’est fait avoir et maintenant, s’il veut s’enfuir, il lui faudrait être des plus malins. Cependant ce n’était pas lui le futé de la bande, et abandonner sa récompense lui déchirait déjà le cœur.
William fit mine de ne pas avoir décelé la détresse du jeune homme et poursuivi :
« C’est ton gagne-pain mais tu as du mal à en jouer.
– Vous êtes de la police ?! finit par demander Stan en reculant tout en continuant de manger, les mains tremblantes.
– Non, un policier ne s’y prendrait jamais ainsi. »
Les muscles de l’adolescent se détendent puis, se laissant tomber un peu plus avachi dans son siège, il se remit à se goinfrer non sans pousser un soupir de soulagement.
« – Ce n’est pas faux, les flics m’auraient embarqué direct. »
Il s’arrête quelques instants pour boire un grand verre d’eau avant de poser son regard sur le concertina.
« C’était à Cass, nous étions comme des frères. Mais il a fini comme les autres garçons dont on parle dans le journal… Après sa disparition, j’ai décidé de reprendre son travail. Mais vu la situation, j’ai préféré changer de lieu… Je pense que c’est que m’aurait conseillé Shae si elle n’avait pas disparu aussi.
– Shae ? demanda Will en joignant ses mains. »
Stan regarda autour d’eux avant de baisser un peu le ton, s’approchant pour dire :
« Shae est un peu comme une protectrice… C’est elle qui prenait soin de nous. Quand Cass a été retrouvé, elle a tout de suite pensé que c’était un noble qui avait fait ça à mais elle n’est jamais revenue, elle non plus. J’ai prévenu la police mais personne n’a voulu écouter.
– Et, où travaillait Cass ?
– À deux rues de là où vous m’avez trouvé.
– Tu es un bon garçon, dit Will, Shae serait probablement fière de toi. Finis de manger, je paierai la note en partant. Reste dans le coin, je risque d’avoir encore besoin de toi bientôt. »
Sur ces dernières paroles, le jeune homme prit son haut-de-forme et le remit sur sa tête avant de saisir sa canne et de se lever pour se diriger vers la sortie.
Les pas de notre ami l’amènent rapidement à l’endroit recherché.
Un lampadaire en bois sur lequel a été placardé divers panneaux de signalisation pour indiquer le chemin vers les autres quartiers de Londres.
Will baisse la tête afin d’observer la petite croix mise là en guise de tombe pour le disparu ainsi que la fleur qui avait fini par faner misérablement.
Bien qu’il en fût arrivé à la même conclusion suite au profil des victimes de notre prédateur, il ne cessait de se demander ce qui avait amené cette fameuse Shae à supposer qu’il s’agissait d’un noble ?
Il lève la tête pour analyser l’environnement. Qu’avait-elle vu qui lui échappait ?
L’avait-il observé depuis sa calèche ? Non, cela serait absurde, passer et repasser sur le lieu de l’acte était tout bonnement se jeter dans la gueule du loup et tout le monde aurait remarqué une voiture qui s’attardait.
Afin de choisir sa proie, il avait dû l’observer plus longuement. Il avait dû sentir l’envie lui monter jusqu’à ce qu’il lui soit intenable de le laisser s’agiter sous son regard.
Il tourne sur lui-même pour chercher un lieu qui pourrait correspondre puis lève la tête, son regard se posant sur un bâtiment surplombant le quartier tout entier.
« Je vois. »
Le jeune homme fit volte-face et prit le chemin menant à chez lui, la tête déjà en pleine ébullition quant à un plan d’offensive.
« Tu rentres tôt, grand frère.
– J’ai trouvé ce que j’étais parti chercher, répondit William en posant son veston et sa canne à l’entrée. »
Louis, le dernier de la fratrie, ressemblait énormément à son frère William.
Des cheveux blonds, deux yeux noisette virant au rouge et un style très soigné. Cependant il avait pris l’habitude de faire pousser ses cheveux plus longs afin de cacher une cicatrice qu’il avait sur le visage dû à un accident malencontreux survenu quand ils étaient enfants.
Pendant que William avait passé la journée à jouer aux détectives, il s’était attelé à sa tâche d’intendant en vérifiant que la maison était propre comme un sous-neuf et que tout serait parfait quand ses frères rentreraient de la ville.
William conta à Louis sa journée pendant que ce dernier lui préparait un Earl Grey Tea.
Le manque de tact du cadet n’aidait en rien Louis à ne pas ressentir un profond mépris pour la race humaine.
Le benjamin ne cessait de se demander comment certaines personnes pouvaient être aussi immondes pour commettre de tels actes sans être immergées dans une mer de remords.
Un fois le récit de son frère terminé, Louis resta quelques instants silencieux en essayant de ravaler son dégoût pour la personne à l’origine de tous ces crimes avant de dire :
« Alors le meurtrier l’observait depuis cette fenêtre
– C’est très probable, oui, dit William en portant sa tasse de thé à ses lèvres.
– Il regardait tous les jours cet enfant faire la manche en somme ? À qui appartient cette demeure ?
– À vrai dire, il s’agit d’un lieu de rassemblement pour le club Gastros.
– Ce lieu où se réunissent les gastronomes nobles ? dit une voix derrière Louis. »
Le frère aîné de la famille Moriarty, Albert, venait de faire son entrée dans le salon. Posant son haut-de-forme et son veston sur le portemanteau, il fait face à ses frères avec un sourire de salutation avant de venir s’installer près de William en se servant lui-même une tasse de thé.
Albert n’avait rien à voir avec ses deux petits frères : brun, des pupilles vertes perçantes, un style vestimentaire élégant tout en sobriété.
Il était celui qui avait reçu la lourde tâche de devenir le représentant de la famille Moriarty au Conseil des lords.
Sorti d’une énième réunion politique et sentant las de faire bonne figure, il préféra rentrer au manoir familial afin de s’avoir s’il pouvait aider son frère en quoi que ce soit.
« Tu fréquentes ce club, Albert ?
– À vrai dire, il n’a pas très bonne réputation cependant je connais certains de leurs membres.
– Voilà qui tombe bien, il me faudrait une recommandation afin d’atteindre cette tour d’ivoire…Maintenant qu’on a une piste, je ne peux pas m’arrêter.
– Dans ce cas, je suppose que notre cher Eden sera ravi de savoir qu’il a une occasion de se venger. »
Albert reste pensif quelques instants avant de poser son regard sur ses frères, le sourire de William devenu légèrement sadique ne lui laisse aucun doute quant à la réponse qu’il attendait.
La chasse est ouverte.
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Voilà la fin de notre second chapitre de To Be Mine,
Je ne sais pas vous mais j’ai hâte de voir ce que prépare Will .
N’hésitez pas à laisser un commentaire pour donner votre avis , qui sait vous pourriez avoir un impact sur l’avenir de nos personnages
A bientôt
EW.
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